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T.S. en protection de la jeunesse : les risques du manque de reconnaissance

Nadine* est travailleuse sociale à la Direction de la protection de la jeunesse depuis 13 ans. Depuis les 6 dernières années, elle travaille à l’application des mesures volontaires ou judiciaires. Elle intervient donc auprès de familles au sein desquelles la sécurité et le bien-être des enfants ont été jugés compromis. Nadine arrive dans leur vie au moment où un signalement a été retenu; elle accompagne donc les familles pour s’assurer que la situation des enfants s’améliore et, si ce n’est pas le cas, pour compléter les démarches qui permettront un changement de milieu pour l’enfant.

Nadine a accepté de répondre à un appel à tous formulé sur les médias sociaux où nous cherchions des travailleurs qui avaient envie de « témoigner de ce qui les rend heureux (ou non) au travail en vue de rédiger un article-témoignage sur la question. » Elle en avait long à dire à ce sujet.

En effet, la DPJ fait partie du réseau de la santé et des services sociaux, celui-là même qui traverse une dure période de restructuration depuis l’adoption du projet de loi 10 en 2015. Cette restructuration, on le sait maintenant, n’est pas sans conséquence pour les travailleurs : « Mes collègues pleurent de plus en plus fréquemment au travail. [La majorité] de mes collègues sont écoeurées; elle font de l’anxiété, souffrent d’insomnie. »

Les exigences d’une profession à plusieurs chapeaux

D’emblée, Nadine admet que son travail et celui de ses collègues n’en est pas un de tout repos. Les familles avec qui elles travaillent sont très souvent réfractaires à sa présence dans leur vie. Elle accompagne des parents qui n’évaluent pas avoir besoin d’aide et ne souhaitent pas nécessairement en recevoir. Ce n’est pas souvent de gaieté de coeur qu’elle est accueillie dans les foyers.

Elle occupe un rôle complexe où elle tente de développer un lien de confiance afin d’apporter du soutien aux parents vers une amélioration du bien-être de leurs enfants tout en jouant aussi un rôle de contrôle et de surveillance qui provoque également leur méfiance. Marcher sur cette mince ligne constitue un réel travail de funambule.

Par ailleurs, au-delà de la complexité des relations à tisser avec les familles, Nadine souligne également le fait que, bien qu’on considère que la famille soit son « client », elle a, en réalité, deux clients : la famille et son employeur. Nadine doit en effet composer avec les réalités des uns et les exigences de l’autre, qui finissent, parfois, par s’entrechoquer ou s’opposer. Ajoutez le fait que les travailleuses sociales doivent également répondre à des exigences légales et aux normes de pratique d’un ordre professionnel, lesquelles s’entrechoquent aussi parfois avec les demandes de l’employeur. Vous entrez donc dans une zone grise, empreinte de dilemmes éthiques quotidiens.

Ainsi, le travail social, de par sa nature et les fonctions qui le compose, constitue un métier dont les charges mentale et émotionnelle sont élevées. C’est également un métier propice à de multiples conflits de rôle, car des intérêts divergents se rencontrent et obligent la travailleuse sociale à faire des choix difficiles et délicats. Ces trois éléments à eux seuls constituent des facteurs de risque importants pour la santé mentale et nécessitent des mesures de compensation permettant d’atténuer les effets du stress : une charge de travail ajustée en fonction de la complexité des dossiers ou du soutien clinique, par exemple. Ces mesures de compensation constituent, d’une certaine façon, le filet de sécurité qui protège les funambules lorsqu’elles sont à risque de chuter du haut de leur fil.

La reconnaissance : un baume sur les irritants d’une pratique en relation d’aide

Pendant plusieurs années, pour Nadine, un des baumes les plus significatifs face aux défis de sa pratique en protection de la jeunesse résidait dans la reconnaissance. En effet, le contexte de travail préalable à la restructuration du réseau permettait de réunir des ingrédients gagnants à une bonne santé mentale au travail.

D’une part, l’établissement où travaille Nadine avait alors adhéré à la norme Entreprise en santé qui permet, à la suite d’une démarche encadrée, la certification des milieux de travail qui mettent en place des mesures favorables à la bonne santé globale des travailleurs. D’autre part, la gestionnaire de Nadine, à cette époque, démontrait, à travers des actions quotidiennes, des signes de reconnaissance du travail et des efforts accomplis. Cette reconnaissance pouvait prendre plusieurs formes allant de la formation continue aux petits rituels de pause du vendredi, pour souligner les longues heures de travail des membres de l’équipe pendant la semaine.

Chacun de ces gestes donnait à Nadine et aux membres de son équipe le sentiment que leur travail était apprécié et reconnu et ce, même si les résultats n’étaient pas toujours ceux souhaités.

Quand la charge augmente et que la reconnaissance diminue…

Et maintenant, qu’en est-il? La norme Entreprise en santé n’est plus appliquée, les tâches administratives se multiplient, le nombre de dossiers assignés augmentent et les situations rencontrées se complexifient. Par exemple, il arrive plus fréquemment que les intervenants de la DPJ travaillent avec des familles dont les parents et les enfants présentent des problèmes de santé mentale divers. Par ailleurs, la cadence augmente également : « Je coupe sur mes heures de dîner et je fais souvent du multitasking… Maintenant, j’interviens souvent auprès d’un client par téléphone pendant que je conduis pour aller à ma prochaine visite. »

En parallèle avec cette intensification du travail, Nadine constate, avec regret, que la reconnaissance, quant à elle, est de moins en moins au rendez-vous. La formation continue, qui constitue une condition essentielle pour assurer le soutien des travailleuses sociales et le maintien de leurs compétences professionnelles, est plus difficilement accessible. Alors qu’on soulignait auparavant les efforts et la qualité du travail, la reconnaissance semble maintenant dépendre du nombre de dossiers traités, sans égard à leur niveau de complexité. Nadine déplore qu’on prenne peu en considération le fait que les familles sont plus démunies qu’auparavant à plusieurs égards et qu’elles présentent maintenant plusieurs problèmes à la fois, ce qui demande une intensité de soutien plus grande. Les statistiques sont maintenant devenues l’étalon de mesure du travail accompli, ce qui, pour une travailleuse sociale, ne rend évidemment pas justice à ce qui se déroule dans sa réalité quotidienne.

Il est maintenant admis que le soutien des gestionnaires et la reconnaissance constituent deux piliers significatifs du bien-être des travailleurs et, par extension, du bon fonctionnement des organisations. Comment expliquer alors que, en période de transformation, les travailleurs en soient privés, alors qu’il s’agit d’un contexte où ils seront plus que nécessaires?

Rester pour mieux partir

À travers ces changements, qu’est-ce qui convainc Nadine de maintenir son emploi? « C’est une espèce de non-choix… Mon contexte de vie, mes besoins financiers… Et j’ai l’espoir de pouvoir appliquer ailleurs dans le nouveau CIUSSS qui offre plus de possibilités d’emploi. » Nadine nourrit aussi le rêve de la pratique privée, que de plus en plus de travailleuses sociales caressent pour répondre à leur désir d’autonomie professionnelle et de flexibilité.

Sinon, Nadine constate aussi que le maintien de son équilibre est fragile et dépend, en fait, de tout ce qu’elle investit en énergie en-dehors du travail : un mode de vie hyper sain, du yoga, du soutien psychologique, des loisirs et des activités valorisantes qui lui apportent la possibilité de se réaliser et la reconnaissance qu’elle ne reçoit plus au boulot… Cet équilibre est essentiel et ne serait possible sans qu’elle y mette les efforts nécessaires : « Il faut mettre beaucoup de choses en place pour y arriver. »

* Les noms ont été modifiés pour conserver l’anonymat.