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Survivre au harcèlement : une travailleuse se raconte

* Les noms dans le texte ont été modifiés pour protéger l’anonymat.

Attablée dans un café, assise face à Marianne, je suis pendue à ses lèvres alors qu’elle me raconte son parcours et me partage ses réflexions. Je l’écoute avec tellement d’attention que j’en oublie mon café, qui refroidit tristement sur la table. Marianne s’exprime avec aisance, passion et spontanéité. Avec elle, pas de faux-semblants : elle m’offre un récit honnête, empreint de candeur mais aussi de nuance et de profondeur. Après plus de deux heures, j’éteins à contre-coeur mon enregistreuse. Je serais bien restée encore un peu, mais j’ai une autre rencontre prévue dans moins d’une heure…

Portée par le sens

Marianne est conseillère dans un organisme sans but lucratif qui travaille à la défense des droits des citoyens dans le domaine de la consommation. L’organisme propose des outils, des services d’accompagnement et des activités permettant aux participants de trouver des solutions à leur endettement et de développer de meilleures habitudes en matière de budget et de planification financière. L’organisme accueille régulièrement des personnes en situation de grande détresse psychologique, étouffées par des dettes accumulées depuis longtemps et qui ont repoussé le plus longtemps possible leur demande d’aide… car l’endettement est une tare, un stigmate, et les endettés, cibles de jugement et porteurs de honte.

Lorsqu’elle décrit son travail, Marianne l’envisage d’abord et avant tout comme de l’éducation populaire, c’est-à-dire une approche d’intervention directe qui encourage les citoyens à adopter une perspective nouvelle, un peu plus critique, face à la société de consommation et à ses pièges afin de mieux s’en prémunir. L’organisme accompagne les citoyens vers une prise en charge de leur situation financière, sans entretenir le mythe de la responsabilité individuelle à tout prix : nos comportements de consommateurs et l’endettement, peu importe sa source, ont des causes structurelles, qui prennent racine dans notre culture économique. Marianne transmet ce message inlassablement, à chaque instant, dans toutes les tribunes possibles : dans les activités de l’organisme, lors de ses rencontres quotidiennes et même dans les médias.

Marianne est employée dans le même organisme depuis 15 ans; elle se dit « portée par la cause ».  L’éducation populaire, elle y croit! Elle aime profondément son travail : elle apprécie la diversité, la possibilité de participer à des projets innovants, la chance d’apprendre continuellement, d’entrer en contact avec des personnes sous un angle différent, empreint d’humilité : « Les gens sont beaux; ils sont capables de faire leur petit bout avec nous… et après aussi. »

Consciente de son expertise et de ses qualités professionnelles, Marianne n’est pas dupe. Elle sait très bien qu’elle aurait pu envisager une carrière en entreprise privée pour avoir de meilleures conditions de travail, mais elle a choisi de rester. Elle adhère au message et aux valeurs véhiculées dans le cadre de son emploi, et cette adhésion donne un sens à ce qu’elle fait : « La job revient trop souvent dans ma vie pour pas que ça ait du sens. » Et pourtant, avec le recul, elle croit que, à plusieurs moments, elle aurait dû quitter…

Le piège subtil du harcèlement

Pendant 10 ans, Marianne a vécu du harcèlement : des interactions répétitives et insidieuses au cours desquelles une de ses collègues et la coordonnatrice de l’organisme ont remis systématiquement en doute ses compétences et ses qualités. C’est ainsi que, sous le couvert de l’humour, son aisance à parler en public est devenue le signe d’un ego démesuré et que son côté fonceur s’est transformé en opportunisme. On justifiait l’impossibilité de résoudre les difficultés en critiquant sa façon de communiquer. On soulignait facilement les forces qu’elle ne possédait pas, en comparaison de ses collègues, en omettant de donner du crédit à ses bons coups et à ses compétences. Sa collègue, avec l’accord tacite de la coordonnatrice, surveillait son travail et ses feuilles de temps… S’est installée une culture de discours paradoxal où des messages contradictoires étaient constamment énoncés : on affirmait à Marianne qu’elle était entendue et considérée alors que, en réalité, ses propositions n’aboutissaient pas en résultat. On mettait de l’avant une culture de solidarité et d’égalité alors qu’on ne reconnaissait que les forces et les qualités des autres, à son détriment. Marianne était rarement du bon côté.

Pendant plusieurs années, elle a tenté de résoudre la situation par la communication. Elle a même entamé un processus de médiation avec sa collègue, sans succès. Marianne a persisté, malgré les incompréhensions, les accusations… jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus. Le lendemain d’une réunion qui s’était soldé une fois de plus en récrimination envers Marianne, sa collègue est venue la voir pour donner sa version des faits. C’est alors que Marianne s’est dit qu’elle avait perdu trop de temps et d’énergie; c’en était assez. Elle a refusé d’écouter sa collègue : « Ça fait des années qu’on se parle pis ça donne rien. Ça m’intéresse pu; je veux pu en entendre parler. J’y ai mis tout ce que j’avais pis on en est encore là. Se parler, c’est pas une solution. » Marianne a mis fin au processus de médiation.

Après des années à réutiliser toujours l’outil de la communication ouverte pour tenter de solutionner les difficultés vécues, Marianne a choisi de changer de cap. À la suite de cet incident, le comportement de sa collègue a changé : les commentaires insidieux et critiques ont grandement diminué. Un rééquilibre des forces s’est graduellement installé.

Un changement de culture indispensable

Pourquoi Marianne n’a-elle pas quitté son emploi pour aller travailler ailleurs? « J’étais sûre que c’était de ma faute. » Marianne a vécu les effets néfastes d’un harcèlement qui s’installe sur une longue période de temps : l’érosion graduelle de l’estime de soi. Elle s’est mise à se remettre constamment en question, croyant que sa collègue et la coordonnatrice étaient crédibles et devaient avoir raison. Une fois le doute bien installé, il a été difficile à déloger. Marianne n’a finalement compris la portée de ce qu’elle avait vécu qu’après un arrêt de travail de 11 mois. Elle admet même qu’elle n’a pas compris qu’il s’agissait de harcèlement pendant son arrêt de travail. Elle a d’abord tenté de comprendre son épuisement à travers différentes explications qui la mettaient en faute : des mauvais choix de vie, une tendance à se disperser, un manque de compétences… jusqu’à ce qu’elle retourne travailler et qu’elle constate la différence.

En effet, avant le départ de Marianne en arrêt de travail, l’organisme avait embauché une nouvelle coordonnatrice. Marianne reconnaît sans détour que ce changement de leadership a eu des effets plus que bénéfiques sur la culture organisationnelle : on a finalement reconnu les différentes formes de pouvoir au sein de l’organisation et on a clarifié les rôles et les responsabilités de chacun. Marianne est plus que convaincue lorsqu’elle aborde ce sujet : « Le pouvoir, c’est comme la nature. Ça déteste le vide. Quand il est mal assumé, ça laisse de la place à toutes sortes de jeux de coulisse malsains. » Pour elle, il est clair que la solution à ces jeux de pouvoir est justement de mettre les cartes sur table en clarifiant la structure organisationnelle : qui fait quoi, qui assume quoi, quelles sont les attentes de l’organisation envers chacun. Cette clarification permet d’assurer à tous que rien ne sera laissé en plan et évite que les personnes plus insécures se sentent obligées d’assumer des responsabilités qui n’ont pas été clairement assignées.

Marianne croit également que la cohérence est un trait important de l’actuelle coordination : « Tsé, quand les bottines suivent les babines… » Cette cohérence, pour avoir un impact, doit se matérialiser dans tous les aspects de la vie de l’organisation. Il ne s’agit pas que d’un exercice de communication; le discours doit s’incarner dans des pratiques. Par exemple, si on valorise l’équité et la collaboration, il faut alors s’assurer que, dans les activités, dans les réunions, la contribution de chacun soit valorisée et reconnue. Il n’est pas suffisant de le dire; il faut le faire. En l’absence de cette cohérence, il ne peut y avoir de confiance… alors que la confiance est justement au coeur des relations, personnelles ou professionnelles.

Pour Marianne, l’implantation de cette culture n’aurait pu être possible sans un leadership assumé et engagé. Bien que l’organisme valorise une structure décisionnelle la plus démocratique possible, Marianne reconnaît sans détour que l’influence du leader est primordiale, car elle rejaillit sur l’ensemble des membres et des pratiques d’un milieu; c’est la boussole de l’organisation.

Ainsi, le changement de culture organisationnelle a redonné à Marianne une place et un espace pour s’exprimer, être entendue et considérée, et l’arrêt de travail lui a donné le recul suffisant pour constater ce changement de culture à son retour au travail. Équipée de ces deux nouveaux atouts, Marianne a trouvé le courage de refuser le harcèlement. Seule, sans cet appui, les évènements auraient probablement pris une tournure fort différente.

Un deuxième souffle

Quelques années après ces derniers évènements, Marianne est capable de mesurer les impacts des changements au sein de l’organisation : « Je suis sûre que j’arrive à donner le double du rendement que je donnais avant… et c’est conservateur. » Pourquoi? Marianne se sent mieux, se sent bien; elle n’a plus besoin d’essayer de donner un sens aux interactions et aux messages de ses collègues. Elle observe que les lignes directrices sont claires, et les actions, cohérentes. Elle constate qu’elle a de l’espace pour nommer ses inconforts, partager ses questionnements, sans crainte d’être jugée ou ridiculisée. « Je ne perds plus mon énergie là-dessus et je peux me concentrer sur mon travail. »

Avec le recul, Marianne est aussi capable de porter une réflexion sur les racines du harcèlement qu’elle a vécu. Étonnamment, elle ne semble pas vivre de rancoeur. Au contraire, elle constate, avec empathie, à quel point les comportements de ses collègues lui semblent avoir été motivés par l’insécurité : la peur du changement, la peur d’être perçu comme un travailleur incompétent, la peur de ne pas être à la hauteur… Une insécurité qui n’est pas apaisée se transforme alors en contrôle et en comportements invalidants pour l’autre : « Tu ne peux pas reconnaître les forces et l’apport de l’autre quand il a l’air d’une menace pour toi. »

Et comment prendre en compte cette observation dans la gestion des organisations? Offrir une sécurité, une cohérence et une stabilité aux employés est une des façons d’assurer un lien de confiance entre l’employé et l’organisation. Cette confiance est apaisante et permet aux employés de diriger leur énergie et leur attention sur leur travail plutôt que sur des obstacles environnementaux ou organisationnels; ils peuvent ainsi s’engager au maximum dans la mission de l’organisation. Pourquoi alors ne pas se doter d’outils pour s’apaiser un peu?